80 ans de la Bataille d'Angleterre : le Nord Pas-de-Calais au cœur du plus grand affrontement aérien de l'Histoire

Juillet 1940, la Seconde Guerre Mondiale. Après l'armistice signé avec la France, l'Allemagne nazie lançait, depuis les aérodromes du Nord Pas-de-Calais, une vaste offensive ciblant des navires britanniques. La Bataille d'Angleterre, plus grand combat aérien de l'Histoire, débutait.  

C'était il y a 80 ans. L'été 1940. L'Allemagne nazie venait de remporter sa guerre-éclair en Europe de l'ouest en soumettant, en à peine un mois, les Pays-Bas, la Belgique et la France. En ce début de Seconde Guerre Mondiale, rien ne semblait pouvoir arrêter les armées d'Adolf Hitler. A l'ouest, il ne leur restait plus qu'un pion isolé à faire tomber : le Royaume-Uni, retranché derrière la Manche et la Mer du Nord depuis l'évacuation de ses troupes à Dunkerque.   

Ce mercredi 10 juillet 1940, le jour vient à peine de lever quand un chasseur Hurricane en perdition fend les épais nuages qui surplombent les côtes orientales anglaises. Il patrouillait à proximité de l'estuaire de l'Humber, malgré une météo excécrable, et s'abîme lourdement en mer.

Son pilote, Ian Clenshaw, 22 ans, est la première victime officielle, au sein de la Royal Air Force, de ce qu'on appellera la Bataille d'Angleterre.

On ignore les circonstances exactes de la mort de ce jeune aviateur, mais on sait qu'au même moment, un peu plus au sud, trois Spitfire ont ouvert le feu sur un bombardier allemand Dornier Do 17, en mission de reconnaissance. 

L'appareil ennemi a été abattu vers 6h du matin au large de Winterton-on-Sea.

D'autres intrusions surviennent dans ce même secteur de l'East Anglia. Deux bases de la Royal Air Force - West Raynham et Martlesham Heath - ont été bombardées, dès l'aube.

Vers 8h30, des chasseurs Hurricane repoussent des Heinkel He 111, près de Lowestoft, abattant l'un des appareils, tandis qu'à 10h30, des Spitfire sont aux prises avec un groupe de Messerschmitt au large de Margate.

Mais la plus grosse vague déferle vers midi quand la Luftwaffe - l'aviation allemande - lance vingt-sept Dornier au-dessus de la Manche, accompagnés d'une importante escorte de Messerschmitt Bf109 et Bf110.

Leur cible est le convoi CW3 répondant au nom de code BREAD : une vingtaine de bateaux à vapeur, partis de l'estuaire de la Tamise, qui naviguent désormais entre Douvres et le cap de Dungeness.

"Dès qu'ils nous ont vus, les bateaux du convoi se sont dispersés, les navires marchands ont manoeuvré violemment tandis que les vaisseaux de guerre qui les escortaient se sont extraits à pleine vitesse", relatera l'Oberleutnant Werner Kreipe qui dirige la formation de Dornier. "Les tirs d'obus anti-aériens truffaient le ciel. On a effectué notre premier raid. Des gerbes d'eau jaillissaient autour des navires, puis les escadrons de chasse de la RAF (Royal Air Force) nous ont rejoints et le ciel s'est transformé en véritable mêlée".

Ça ressemblait à une joute de l'époque médiévale. On s'attaquait l'un et l'autre frontalement.

Geoffrey Page, pilote du 56 Squadron de la Royal Air Force.

Pendant trois heures, les combats font rage, impliquant près d'une centaine d'appareils qui se poursuivent à pleine vitesse le long des côtes et parfois d'une rive à l'autre de la Manche.

Aux prises avec l'ennemi entre Douvres et Ramsgate aux commandes de son Hurricane, Geoffrey Page, du 56 Squadron, raconte : "Soudain, j'étais seul, à l'exception d'un avion qui faisait des cercles et qui a viré vers moi. On s'est retrouvé face à face et j'ai réalisé alors que c'était un Messerschmitt 109. Ça ressemblait à une joute de l'époque médiévale. On s'attaquait l'un et l'autre frontalement. Je pouvais voir les petits points blancs sur les bords d'attaque de ses ailes quand il tirait. J'étais opiniâtre ce jour-là alors je n'ai pas bougé. Il est finalement passé au-dessus de moi et j'ai regagné ma base où j'ai atterri".

Cet avion allemand est celui d'Arthur Dau, pilote de la Jagdgeschwader 51 (JG51), dont la machine n'est pas sortie intacte de ce violent face à face.

"Mon cockpit empestait les câbles brûlés", rapportera Dau. "D'un coup, le moteur a coupé mais j'ai réussi à planer vers la côte. J'ai fait un atterrissage brutal sur le ventre juste à côté de Boulogne. Quand j'ai sauté de l'appareil, il était déjà en flammes. Et quelques secondes plus tard, tout le carburant explosait avec ce qui restait de munitions".

Lors de ce raid, les Allemands ne parviennent à couler qu'un seul petit navire, le Bill S, battant pavillon néerlandais. Son équipage est récupéré sain et sauf.

La Luftwaffe perd dans l'opération 6 appareils au dessus de la Manche. Une dizaine de ses aviateurs ont péri.

A l'instar du Messerschmitt d'Arthur Dau, deux autres avions endommagés ont dû se poser en catastrophe à Marquise et à Calais. 

Côté britannique, un seul Hurricane a été détruit lors d'une collision avec un Dornier. Son pilote, Thomas Higgs, 23 ans, a pu sauter en parachute mais n'a pas survécu. Son corps sera retrouvé un mois plus tard le long des côtes néerlandaises. 

Trois autres chasseurs anglais, endommagés, ont pu atterrir en urgence, sur le ventre.

La Bataille d'Angleterre - plus grand affrontement aérien de l'Histoire - a commencé... elle va durer près de quatre mois.

Le détroit de 30 kilomètres séparant Douvres et Calais va y gagner un surnom : Hellfire Corner, le "coin du feu de l'enfer".

Le Nord Pas-de-Calais, tête de pont de la Luftwaffe

Les appareils allemands qui ont participé à cette première offensive aérienne d'envergure ont décollé d'aérodromes principalement situés dans le nord de la France.

L'occupant a déclaré la région "zone interdite". Les habitants qui ont fui l'avancée des troupes allemandes en mai-juin 1940 ont interdiction d'y retourner. 

Une bande de 20 kilomètres, longeant le littoral de la Côte d'Opale, a été baptisée "zone rouge" : seules les personnes disposant d'une autorisation spéciale et les résidents répertoriés ont de le droit d'y pénétrer.

La Luftwaffe a pris ses quartiers dans le Nord et le Pas-de-Calais, réquisitionnant des maisons et des bâtiments agricoles, "imposant aux populations locales, charrois et corvées", selon l'historien Etienne Dejonghe.  

Les Allemands s'approprient les aérodromes utilisés jusqu'ici par les Français et les Britanniques. Ils les font au besoin agrandir, les dotent de pistes "en dur" ou de hangars. Ils construisent aussi de nouvelles bases.

Les escadres de bombardiers (Kampfgeschwader) et certains groupes de chasseurs-bombardiers (Zerstörergeschwader) stationnent dans les terres, loin des côtes, à Lille, Cambrai et Arras.

Des Stukas (Sturzkampfgeschwader), fameux bombardiers en piqué au bruit assourdissant, sont répartis sur différentes bases du Pas-de-Calais, plus proches du littoral, avec une unité installée notamment à Tramecourt, près d'Hesdin. 

Quant aux groupes de chasse (Jagdgeschwader), ils sont disposés tout le long de la Côte d'Opale, de Berck à Mardyck, avec une concentration plus importante, entre le cap Gris-Nez et la ville de Calais, points les plus proches des côtes anglaises.

Le Pas-de-Calais sert ainsi de tête de pont aux rapides et puissants Messerchmitt Bf109 qui disposent cependant d'une faible autonomie de carburant et donc d'un rayon d'action limité.

A partir du moment où on atteignait les côtes britanniques, on avait peut-être 30 minutes de temps de vol et moins de 20 minutes si on volait près de Londres. Ce temps se réduisait dramatiquement si vous engagiez le combat.

Adolf Galland, pilote de la Jagdgeschwader 26

"Le combat en vol à bord d’un Me 109 à cette époque, au-dessus de la Manche, était une chose très dangereuse", témoigne l'as allemand Adolf Galland, major puis kommodore de la Jagdgeschwader 26 (JG26) installée à Audembert, Caffiers et Marquise.

 "A partir du moment où on atteignait les côtes britanniques, on avait peut-être 30 minutes de temps de vol et moins de 20 minutes si on volait près de Londres", décrit le pilote qui accrochera une trentaine de victoires à son tableau de chasse pendant la Bataille d'Angleterre. "Ce temps se réduisait dramatiquement si vous engagiez le combat, ce qui vous forçait à utiliser plus de carburant. Quand on prenait les réservoirs auxiliaires largables, on pouvait parfois étendre cette durée d'une demi-heure additionnelle. C’était vraiment utile quand on a été envoyé plus tard comme escortes de bombardiers, ce que je détestais". 


Les chasseurs qui escortent les bombardiers s'élancent souvent des terrains d'aviation situés à Saint-Omer, en retrait du littoral.

"Les Britanniques attendaient presque toujours qu’on passe Douvres ou d’autres endroits sur la côte pour nous attaquer", explique Galland.


Pour se protéger des raids aériens, le Royaume-Uni s'est en effet constitué à partir de 1935 deux réseaux d'antennes radars installées le long des côtes : le Chain Home et le Chain Home Low. Le dispositif est encore rudimentaire et imprécis, mais il permet à la Royal Air Force de détecter les mouvements des appareils ennemis sur une portée de 200 km, quand ils sont encore sur le continent. Un atout majeur dans cette bataille.

"Les Allemands connaissaient l'existence du radar britannique", écrira le pilote anglais Peter Townsend, leader du 85 Squadron, alors âgé de 25 ans. "Mais jamais ils n'imaginèrent que tout ce que "voyait" le radar pouvait être transmis jusqu'aux pilotes de chasse en plein ciel, par le canal d'un système de transmissions aussi complexe. C'est un fait que la Luftwaffe éprouva la plus désagréable des surprises, lorsqu'elle trouva la RAF l'attendant déjà à l'approche des côtes".

Le matin du 11 juillet 1940, le capitaine Townsend est alerté ainsi de la présence d'un appareil "isolé, non identifié" qui file au-dessus de la Mer du Nord en direction de la côte Est de l'Angleterre. "Décollage immédiat !", lui ordonne-t-on

A bord de son chasseur Hurricane, Townsend s'élance plein gaz de la base de Martlesham, guidé par un contrôleur aérien, à la recherche de l'intrus. Mais la visibilité est médiocre. "Tout à coup, sortant d'un nuage au-dessus de moi et volant en sens contraire, surgit un avion... Un Dornier 17 ! C'était le miracle du radar de m'avoir conduit à lui malgré la brume et les nuages."

Ce bombardier allemand, baptisé Gustav Marie, est parti de l'aérodrome d'Arras-Saint-Léger. "Je le distinguais à peine à travers mon pare-brise ruisselant d'eau. Je relevai le capot et penchai la tête dehors et de côté, dans le violent courant d'air. Encore une centaine de mètres et je pourrai tenter ma chance, au jugé".

Le Dornier survole le port de Lowestoft, parvient à lâcher une dizaine de bombes sur des navires amarrés, puis repère le chasseur Hurricane dans son sillage.

Le mitrailleur situé à l'arrière de l'appareil, un certain Werner Borner, ouvre le feu. 

"Je vis filer vers moi des balles traçantes, d'un beau rouge vif", décrit le pilote britannique qui réplique aussitôt d'une violente rafale. 

A bord du Dornier, trois hommes sont blessés par les tirs. Mais le mitrailleur Borner reste à son poste, le front ensanglanté. "Je rassemblais mes forces pour tirer sur le Hurricane. Nous étions si près que je pouvais voir le pilote", se remémorera-t-il. Criblé de 220 impacts de balles, le bombardier allemand préfère s'éclipser. Il réussira tant bien que mal à regagner sa base arrageoise, malgré les dommages infligés par Townsend. Faute de pouvoir sortir son train d'atterrissage, il se posera en catastrophe sur le ventre.

Pour l'Anglais, la situation est encore plus critique. Une violente explosion s'est produite à l'avant de l'habitacle, et son Hurricane n'a plus de puissance.

Quand arriva le plongeon, je fis le nécessaire pour me débarrasser de mon harnais et de mon parachute, et je coulai, des mètres et des mètres me sembla-t-il, dans une obscurité glauque.

Peter Townsend, pilote du 85 Squadron de la Royal Air Force

Townsend n'a pas d'autre choix que de sauter en parachute au-dessus de la mer, alors qu'il se trouve à 20 km des côtes.

"Quand arriva le plongeon, je fis le nécessaire pour me débarrasser de mon harnais et de mon parachute, et je coulai, des mètres et des mètres me sembla-t-il, dans une obscurité glauque. Il se passe de longues secondes, durant lesquelles, libéré de mon harnachement, je battis vigoureusement des bras et des jambes".

Lorsqu'il remonte à la surface, il aperçoit un bateau venant vers lui. Ce sont des compatriotes, il est sauvé ! "Du diable si ce n'est pas un de ces p... de Frisés", lance un marin, pensant récupérer un pilote allemand. "Non ! Je ne suis qu'un p... d'Anglais", lui rétorque Townsend, essoufflé après cette petite nage....   

16 juillet 1940 : la Directive n°16

Pendant que le pilote anglais est repêché de bon matin dans les eaux froides de la Mer du Nord, une entrevue de la plus haute importance se tient à 1000 kilomètres de là, dans les Alpes bavaroises, au Berghof, le fameux "nid d'aigle" d'Adolf Hitler.

Le dictateur allemand reçoit, ce 11 juillet, la visite du Großadmiral Erich Raeder, le commandant de sa marine de guerre. "Raeder voulait connaître ses intentions au sujet de la Grande-Bretagne", relate Nicolaus von Below, adjudant personnel des forces aériennes d'Hitler.

"Raeder ne poussait pas à un débarquement en Angleterre", se souvient-il. "Il pensait que la guerre sous-marine et des attaques aériennes sur des grands centres comme Londres, Liverpool, etc... amèneraient les Anglais à des pourparlers de paix". Selon von Below, Hitler et le commandant de la Kriegsmarine considéraient tous deux "qu'un débarquement en Angleterre serait un ultime recours. Le préalable indispensable était, en tout état de cause, la maîtrise des airs au-dessus de la Manche et du sud de l'Angleterre".      

C'est en ce sens qu'a été lancé, dès le 2 juillet, le Kanalkampf  - "la bataille de la Manche" - et les attaques ciblées de l'aviation sur des convois de navires. 

Le but est de casser le trafic maritime, le commerce et les voies d'approvisionnement de la Grande-Bretagne pour l'asphyxier économiquement.

Les opérations sont dirigées par le Kanalkampfführer Johannes Fink depuis son poste de commandement du cap Blanc-Nez, que les Allemands ont surnommé "la Montagne sacrée".

Un radar Freya y sera rapidement installé afin de détecter les navires entrant dans la Manche. 

Entre le 2 juillet et le 10 août 1940, une quarantaine de bateaux seront ainsi coulés le long des côtes britanniques, bombardés ou victimes des mines larguées par l'aviation nazie. Un faible bilan au regard des objectifs visés et des moyens engagés...  

Nos soldats débordaient alors de confiance, convaincus qu'ils emporteraient toutes les défenses. A cause du moral de la troupe plutôt qu'à la suite de froids calculs, l'idée fit jour, d'un débarquement.

Lieutenant-colonel Bernhard von Loßberg, officier de la Wehrmacht

Au sein de la Heer (armée de terre), la victoire-éclair contre la France, consacrée par l'armistice du 22 juin, a galvanisé les esprits. "Tandis que nos troupes campaient autour de Calais après la victoire, elles voyaient devant elles les falaises crayeuses de Douvres, de l'autre côté de la Manche", résume le lieutenant-colonel Bernhard von Loßberg, proche collaborateur du Chef des Opérations de la Wehrmacht, Alfred Jodl. "Nos soldats débordaient alors de confiance, convaincus qu'ils emporteraient toutes les défenses. A cause du moral de la troupe plutôt qu'à la suite de froids calculs, l'idée fit jour d'un débarquement".

Le 30 juin, Jodl a présenté à Hitler un mémorandum de six pages intitulé "Poursuite de la guerre contre l'Angleterre", esquissant un plan d'invasion

Le 16 juillet, malgré les réticences exprimées par le commandant de sa marine de guerre, le chef suprême du Reich diffuse sa Directive n°16 : "Puisque l'Angleterre, en dépit d'une situation militaire désespérée, ne montre aucun signe de compréhension, j'ai décidé de préparer une opération de débarquement et, si besoin, de la mettre à exécution. Le but de cette opération sera d'éliminer toute possibilité que le territoire national anglais serve de base à la poursuite de la guerre contre l'Allemagne et, le cas échéant, de l'occuper entièrement".  


C'est le lancement de l'Opération Seelöwe (Lion de Mer ou Otarie) : à Dunkerque, Gravelines, Calais et Boulogne-sur-Mer, comme dans plusieurs ports de Normandie, de Belgique et des Pays-Bas, des centaines de barges et de navires vont être rassemblés vers la fin du mois d'août pour permettre aux troupes et aux blindés allemands de traverser la Manche. 

Dès lors, les ports du Nord et du Pas-de-Calais deviennent des cibles pour la Royal Air Force, tout comme les terrains d'aviation de la région investis par la Luftwaffe.

Le 10 juillet, à la suite la première grande offensive aérienne allemande, 40 bombardiers Bristol Blenheim avaient décollé de leurs bases anglaises pour attaquer les aérodromes de Saint-Omer et Amiens-Glisy, mais ce fut un fiasco.

Les trois-quarts durent faire demi-tour en raison des mauvaises conditions météo et les cinq appareils qui purent atteindre Amiens furent tous abattus par des Messerschmitt Bf109 et la DCA allemande, à l'exception d'un seul.

"Le Bristol Blenheim était un appareil bimoteur aux capacités réduites", analyse l'historien américain Stephen A.Bourque. "Généralement, ces raids étaient de petite envergure, exécutés par trente à quarante appareils, et relativement inefficaces. Les équipages identifiaient assez vite les aérodromes depuis le ciel et la plupart des édifices d'habitation se trouvaient à une distance suffisante pour être relativement épargnés".

Les raids nocturnes sur les ports se révèleront un peu plus efficaces. En septembre 1940, ils détruiront, en l'espace de deux semaines, 12,5% des barges de débarquement allemandes selon Sebastian Cox, directeur du service historique de la Royal Air Force. Malheureusement, les bombes anglaises toucheront aussi parfois des habitations et tueront des civils : 39 à Calais lors des frappes de septembre et octobre, 46 à Dunkerque sur la même période. En novembre 1940, le préfet du Pas-de-Calais comptera 800 immeubles détruits à Boulogne-sur-Mer et 2000 autres gravement endommagés.

Les incursions de chasseurs anglais, elles, restent limitées. Le commandant en chef du Fighter Command, Sir Hugh Dowding, avait déjà rechigné à envoyer ses appareils de l'autre côté de la Manche pendant la Bataille de France. Cette fois, il a interdit à ses pilotes de poursuivre leurs adversaires au-delà des côtes françaises pour réduire les pertes.

Ceux qui outrepassent cette consigne en ont pour leurs frais. "Une fois, je fus réellement assez stupide pour survoler la France", confessera Richard Hillary, un jeune aviateur qui vient tout juste de quitter les bancs de l'université d'Oxford pour le cockpit d'un Spitfire du 603 Squadron. "Le ciel semblait absolument nettoyé, à part un Messerschmitt qui rentrait, à très haute altitude. Depuis dix minutes, je cherchais à l'attraper et étais bien décidé à ne pas le laisser s'esquiver".

"A la fin, je le tins au-delà de Calais", poursuit ce pilote dandy de 21 ans, grand amateur de sport et de littérature. "J'allais ouvrir le feu quand j'aperçus une escadrille de douze Messerchmitt arrivant sur ma droite. J'eus grand peur, mais fonçai sur eux et ouvris le feu sur l'appareil de tête. Je pus voir le tracé de ses balles passer au-dessous de moi, puis son capot arraché. L'instant d'après, je les avais dépassés. Je n'attendis pas d'en voir davantage, mais filai vers la côte anglaise, poursuivi jusqu'à mi-chemin par onze Allemands très déterminés à m'avoir".

La Royal Air Force ne perdra qu'une dizaine d'appareils au-dessus du Nord et du Pas-de-Calais pendant cette Bataille d'Angleterre, entre juillet et octobre 1940.


15 août 1940 : le "jeudi" noir de l'aviation allemande

Après le Kanalkampf , première phase des opérations, l'Allemagne prépare l'Adlerangriff  (l'"attaque de l'aigle") une offensive aérienne massive sur la Grande Bretagne. "L’aviation allemande doit vaincre l’aviation anglaise avec tous les moyens dont elle dispose et le plus vite possible", ordonne Hitler le 1er août 1940 dans une nouvelle directive.

Contrairement au chef de la Kriegsmarine, le maréchal Hermann Göring, commandant de la Luftwaffe, avait hâte d'en découdre. Depuis la fin du mois de juin, il a positionné trois flottes aériennes le long de la Manche et de la Mer du Nord :

  • la Luftflotte 2 commandée depuis Bruxelles par Albert Kesselring qui dispose principalement d'appareils dans le Nord Pas-de-Calais, en Picardie, en Belgique et aux Pays-Bas ;
  • la Luftflotte 3 dirigée par Hugo Sperrle à Paris, dont les unités sont réparties en Normandie, en région parisienne et dans l'ouest de la France ;
  • la Luftflotte 5 d'Hans-Jürgen Stumpff, installée en Norvège et au Danemark.
"Les Luftflotte 2 et 3 pouvaient rassembler au total à elles deux, à ce moment-là, 1800 appareils en état de servir", estime Peter Townsend. "En juillet, à peine un peu plus de 500 monoplaces pour la chasse de jour étaient prêts, du côté anglais, à se lancer dans les airs".

Au sein de la Luftwaffe pourtant, certains s'inquiètent de l'état des unités : lors de la campagne de France, en mai/juin 1940, 1500 avions avaient déjà été détruits et 500 autres endommagés, ce qui représentait plus du tiers des effectifs initiaux.

"Je fus consterné d'entendre que les deux flottes aériennes réunies pouvaient aligner tout au plus 700 bombardiers en état de combattre", témoignera le Generalmajor Theo Osterkamp, qui commande, depuis Le Touquet, l'ensemble des escadres de chasse allemandes basées sur la Côte d'Opale. "Göring lui-même parut totalement et authentiquement surpris. Il regarda autour de lui comme pour chercher de l'aide et murmura pitoyablement : "Est-ce là donc mon aviation ?"".  

Le maréchal Göring a fait aménager une base dans un long tunnel ferroviaire du Coudray-sur-Thelle, près de Beauvais, où il peut stationner son train personnel, l'Asia.

Véritable QG mobile pendant la Bataille d'Angleterre, ce train lui permet de se rendre régulièrement sur le front aérien, notamment aux PC avancés des caps Gris-Nez et Blanc-Nez.

Grâce aux messages interceptés et décodés par leurs services de renseignement, les Britanniques savent qu'une grande offensive de l'aviation allemande se prépare. Elle est prévue initialement pour le 5 août mais sera reportée plusieurs fois en raison des mauvaises conditions météo. 

La première alerte survient dans la matinée du 12 août. A la station radar de Rye, dans le sud-est de l'Angleterre, une chef d'équipe, Daphné Griffiths, enregistre un très fort écho en provenance des côtes françaises. "Alertez la DCA !", hurle-t-elle au téléphone.

Des chasseurs Messerschmitt Bf109 transformés en bombardiers pillonnent la station et son antenne radar.

Ces appareils, capables de fondre en piqué à 45° sur leur cible, sont surnommés "Jabos". Ils ont été développés par l'Erprobungsgruppe 210 (Erp.Gr.210), une unité expérimentale de la Luftwaffe installée sur l'aérodrome de Denain (Prouvy).

Ce 12 août, ces Bf109 munis de bombes se sont élancés de Calais-Marck en compagnie d'autres chasseurs-bombardiers Bf110.

Cette formation va cibler successivement les stations radars de Rye, Pevensey et Douvres, tandis que des Dornier, partis de Cambrai et Arras, s'en prennent à trois bases aériennes situées dans le même secteur.

Mais les dégâts infligés restent limités.

L'attaque la plus sérieuse se déroule plus à l'ouest, sur l'île de Wight, où la station radar de Ventnor est mise hors service.

Elle a été bombardée par une importante formation de Junkers Ju 88, basés en région parisienne, qui ont frappé aussi Portsmouth et ses environs.

Une brèche est ouverte dans la défense radar britannique mais les Allemands... ne s'en rendent pas compte.

"Un émetteur de secours, dûment mis en en place, leur fit croire que Ventnor continuait à fonctionner", s'amusera Peter Towsend, chargé à ce moment-là de protéger deux convois de 80 navires dans l'estuaire de la Tamise, avec les Hurricane du 85 Squadron.   

Le 13 août, la confusion règne au sein de la Luftwaffe : ce devait être l'Adlertag, le "jour de l'aigle", le début de cette fameuse grande offensive aérienne. Alors que les Dornier ont décollé de leurs bases d'Arras et Cambrai et survolent déjà Saint-Omer, où une escorte de chasse les rejoint, Göring ordonne de cesser les opérations à cause de la météo. Mais ce contre-ordre ne parvient pas à tout le monde...   

Certaines formations poursuivent leur route vers l'Angleterre mais ne frappent que des cibles secondaires. Sur le chemin du retour, les bombardiers allemands sont harcelés par les chasseurs anglais et les pertes sont lourdes : 45 appareils sont abattus ce jour-là. 

L'Adlertag a finalement lieu le 15 août... dans le plus grand désordre.

A Berlin, Göring a convoqué les différents chefs de flotte pour midi, dont le général Bruno Lörzer qui commande le II.Fliegenkorps. En son absence, c'est son chef d'état-major, Paul Deichmann, qui a pris les commandes au sein du QG installé dans une ferme de Bonningues, près de Calais.

Observant des conditions météo favorables, Deichmann lance dès le milieu de matinée des Stukas et des chasseurs sur les bases d'Hawkinge et Lympne, dans le Kent, et se rend au cap Blanc-Nez pour diriger la suite des opérations. 

Quand Göring l'apprend, un contre-ordre est aussitôt envoyé, mais il est trop tard... l'offensive tant attendue a déjà débuté.

Pour la première fois, la Luftflotte 5, stationnée en Norvège et au Danemark, participe aux opérations, attaquant des bases du nord-est de l'Angleterre, tandis que la Luftflotte 3 se concentre sur le sud-ouest et les environs de Southampton. Dans l'après-midi, la Luflotte 2 rassemble 50 Dornier et 150 chasseurs au-dessus du cap Gris-Nez pour de nouveaux raids sur le Kent, visant les aérodromes d'Eastchurch et Rochester.

L'offensive est brutale mais beaucoup trop éparpillée pour vraiment mettre à mal les défenses britanniques. Le bilan est décevant pour la Luftwaffe : malgré 1784 sorties effectuées côté allemand ce jour-là, seuls 34 chasseurs britanniques ont pu être détruits. L'aviation du Reich a perdu en revanche 75 appareils lors de ces raids. 

"La planification a été un échec depuis le départ", ruminera Adolf Galland qui a escorté des bombardiers, toute la journée, aux commandes de son Messerschmitt Bf109. "Göring a décidé d’envoyer toutes les unités Stukas disponibles dans la bataille. Ce qui me paraît maintenant une décision stupide pour différentes raisons. La principale, c’est que les bombardiers en piqué étaient strictement des armes de soutien pour des opérations au sol, une sorte d'artillerie volante qui ne pouvait vraiment fonctionner avec succès que lorsqu’on avait la suprématie dans les airs. Envoyer ces appareils dans la bataille, surtout de jour, c’était du suicide".

On nous donnait l’ordre de ne pas engager le combat contre les chasseurs ennemis par crainte de laisser les bombardiers légers sans défense. Mais en n’engageant pas le combat, on était tous vulnérables. 

Adolf Galland, pilote de la Jagdgeschwader 26

Pour Galland, le commandement allemand a sous-évalué le nombre d'avions dont dispose la Royal Air Force. Il lui reproche par ailleurs de brider les pilotes de chasse en leur imposant d'escorter aussi des Stukas et des chasseurs-bombardiers Bf110, moins armés que les Dornier et autres Heinkel. "On nous donnait l’ordre de ne pas engager le combat contre les chasseurs ennemis par crainte de les laisser sans défense. Mais en n’engageant pas le combat, on était tous vulnérables. J’ai donc ordonné à mes leaders de suivre mon plan et pas celui de Göring".   

Au sein de la Luftwaffe, ce 15 août 1940 restera un "jeudi noir". Le mythe de sa suprématie aérienne est désormais sérieusement écorné...

La Royal Air Force sous pression

Piqués au vif, les aviateurs allemands vont intensifier leurs raids meurtriers sur les bases aériennes britanniques dans les jours qui suivent, malgré des conditions météo fluctuantes.
Cette fois, la Royal Air Force est vraiment à la peine : rien qu'entre le 24 août et le 6 septembre, le Fighter Command perd 286 Hurricane et Spitfire, 171 chasseurs sont endommagés, 103 pilotes sont tués et 128 gravement blessés. Les tensions deviennent vives au sein de commandement, Sir Hugh Dowding étant de plus en plus critiqué.
"Pendant cette période d'août-septembre 1940, nous étions toujours si inférieurs en nombre à l'ennemi qu'il nous était pratiquement impossible (...) de livrer plus d'une attaque en formation", déplore Richard Hillary du 603 Squadron. "Au bout de quelques secondes, nous rompions toujours le combat".

Le 3 septembre, le jeune pilote décolle en urgence de la base d'Hornchurch, à l'est de Londres. Il fait partie d'une escadrille de huit Spitfire partie intercepter une importante formation allemande. "Je scrutais anxieusement le ciel au-dessus de nous car le commandant avait signalé l'approche de chasseurs ennemis  - cinquante au moins - volant très haut dans notre direction", raconte-t-il. "Quand nous les aperçûmes (...), ils devaient voler entre 150 et 300 mètres au-dessus de nous et arrivaient en droite ligne, comme une nuée de sauterelles".
Le combat tourne court. Hillary est abattu par un Messerschmitt de la JG26, l'escadre d'Adolf Galland, basée à Audembert, qui revendiquera 10 victoires ce jour-là.

Ejecté de l'appareil, il reprend connaissance juste à temps pour ouvrir son parachute au-dessus de la Mer du Nord. Mais il est gravement brûlé et défiguré. "Au-dessous du poignet, la peau, d'un blanc livide, pendait en lambeaux", décrit-il. "L'odeur de chair brûlée me donna la nausée".

Il est repêché au large de Margate par des sauveteurs de la côte.Richard Hillary passera de longs mois à l'hôpital et rédigera pendant sa convalescence Le Dernier Ennemi, récit de sa Bataille d'Angleterre. Il reprendra du service mais décédera trois ans plus tard lors d'un vol d'entraînement aux commandes d'un bombardier.

Insidieusement au fond de nous-mêmes, la fatigue engourdissait l'esprit, et émoussait le sentiment.

Peter Townsend, pilote du 85 Squadron de la Royal Air Force


Pour Peter Townsend aussi, les temps sont durs face aux attaques incessantes de la Luftwaffe. "A 6000 mètres où je tournais avec le (85 Squadron) au-dessus de Dungeness, je n'avais pas de peine à voir les formations ennemies tourner aussi de l'autre côté de l'eau, dans le ciel du cap Gris-Nez. On aurait dit un nuage de moustiques".

"Dans l'espèce de folie qui allait croissant en nous avec la bataille, le cœur battait plus vite, l'effort touchait à la frénésie", poursuit-il. "En même temps, insidieusement au fond de nous-mêmes, la fatigue engourdissait l'esprit, et émoussait le sentiment".
Le 31 août, le leader du 85 Squadron s'élance de Croydon, au sud de Londres, alors que l'aérodrome voisin de Biggin Hill subit d'intenses bombardements."J'avais cravaché sans pitié mon Hurricane durant la grimpée et je me rapprochais très vite des Me 110", relate-t-il. "Je n'avais qu'une idée : rejoindre cette bande de mal élevés qui avaient dérangé notre repas, écrasé notre terrain et envahi notre ciel". 

Plongé au cœur de la mêlée, le capitaine Townsend est gravement atteint par un avion ennemi. "Un choc brutal arracha mon pied gauche au pallonier, un jet d'essence inonda mon habitacle. Sur le coup, je perdis pendant quelques instants le contrôle de l'appareil qui amorça une chute vertigineuse. Je dis tout bas, entre mes dents : "M... !", comme si j'avais répandu un peu de thé sur le tapis du salon".
Le pilote anglais parvient à redresser son chasseur par "miracle" pour se poser en catastrophe au milieu des arbres, dans une zone boisée du Kent. "Après notre duel à mort là-haut, je me sentis complètement idiot, de me retrouver sur le derrière au milieu d'un bois, avec un gros trou dans ma chaussure. Mon pied n'était pas beau à voir : j'allumai donc une cigarette et attendit". Townsend est recueilli en héros par des habitants du coin qui le conduisent au petit hôpital d'Hawkhurst pour un bref examen, lui offrent quelques bières au pub et lui demandent même quelques dédicaces. Mais son pied le fait terriblement souffrir. Le soir même, il est hopitalisé en urgence à Croydon et est amputé d'un orteil. "La Bataille d'Angleterre était finie pour moi".
Son unité, le 85 Squadron, est décimée : en deux semaines, elle perd 14 de ses 18 pilotes, tués ou blessés.

"Le sergent Booth, un grand jeune homme tranquille, sauta avec son parachute en flamme (il devait succomber après des mois d'une atroce agonie)", énumère Townsend pour la seule journée du 1er septembre. "On ne sut jamais ce qu'était devenu Ellis, le petit coq batailleur, qui blaguait sur son nom de famille : Mort-i-mer. (...) Gus Gowers, l'irrésistible, pour qui la vie n'était qu'une énorme plaisanterie, fut blessé et horriblement brûlé ; on l'hospitalisa, faute de mieux, dans un établissement psychiatrique de Caterham, et malgré son martyre, il ne pouvait s'empêcher de rire en pensant que jamais il n'aurait cru échouer finalement dans un asile de fous. Patrick, dont les yeux riaient toujours, fut le premier des Woods-Scawen tués dans cette guerre. Le lendemain, c'était au tour de son frère, "Wombat", comme on l'appelait, qui était si myope qu'il s'excusait auprès du sergent Parker de se faire si souvent mitrailler et descendre".

Jamais, dans l'histoire des guerres, tant de gens n'ont dû autant à si peu.

Winston Churchill, Premier ministre britannique.


Le 20 août, le Premier ministre britannique, Winston Churchill, avait salué, au Parlement, le sacrifice de ces pilotes par une maxime restée célèbre : "Jamais, dans l'histoire des guerres, tant de gens n'ont dû autant à si peu. Tous les vœux de nos cœurs émus vont vers nos pilotes de chasse, dont nous voyons de nos propres yeux, jour après jour, les magnifiques prouesses !".
Un mythe national britannique était né : "The Few", chevaliers des temps modernes, résistant vaillamment face à des ennemis plus nombreux comme lors de la fameuse bataille médiévale d'Azincourt en 1415.
Au sein de la Royal Air Force, ces pilotes britanniques sont toutefois épaulés par un important contingent étranger : des ressortissants du Commonwealth (Nouvelle-Zélande, Australie, Canada, Afrique du Sud...) mais aussi plus de 200 Polonais et Tchécoslovaques revanchards, une trentaine de Belges exilés, une poignée d'Américains et d'Irlandais et quelques Français libres qui seront opérationnels à l'automne. 


7 septembre 1940 : le tournant de la Bataille d'Angleterre

C'est Winston Churchill qui va provoquer, sans le savoir, le véritable tournant dans cette immense bataille aérienne. Tout part d'un concours de circonstances : le 24 août 1940, les Allemands bombardent par erreur, de nuit, des quartiers de l'est de Londres, alors qu'Hitler le leur avait formellement interdit.

Grâce à ses services de renseignement, Churchill est au courant de cette consigne mais il va se saisir de la bourde de la Luftwaffe pour justifier, dès le lendemain, les premiers raids britanniques sur Berlin. "Sans grand effet", se souvient Nicolaus von Below, l'adjudant personnel des forces aériennes d'Hitler.
"Le seul désagrément était qu'il fallait descendre de temps en temps passer quelques heures à la cave. Le Führer ressentit ces attaques vraiment inoffensives sur Berlin comme une insulte et étudia aussitôt avec Göring des opérations de représailles".  

Sur les conseils du chef de la Luftwaffe, Hitler ordonne le 2 septembre un changement stratégique : Londres sera désormais la cible prioritaire des bombes allemandes. Le 7 septembre, en fin d'après-midi, Hermann Göring débarque au cap Gris-Nez dans son plus bel uniforme, accompagné de caméras et de photographes venus immortaliser l'instant.
Du haut de ce promontoire, le Reichsmarschall assiste tout sourire, jumelles en main, au passage, entre le cap Gris-Nez et Boulogne-sur-Mer, d'une flotte de 300 bombardiers en route vers Londres, accompagnée d'une escorte de 700 chasseurs.
Le Blitz commence et surprend la Royal Air Force qui croyait à une nouvelle attaque sur ses aérodromes.Lorsque le Fighter Command comprend que les Allemands se dirigent en fait vers la capitale, il est trop tard : les premières bombes tombent déjà sur l'East End, le long des docks de la Tamise.
Les chasseurs britanniques se ruent alors désespérément vers l'ennemi. Aux commandes de son Hurricane, Douglas Bader - surnommé "l'as cul-de-jatte" depuis qu'un accident l'a privé de ses deux jambes - dirige pour la première fois une "big wing", une formation composée de 36 chasseurs de trois différents escadrons qui attaquent en bloc.
Avec son 242 Squadron composé de Canadiens et les Tchécoslovaques du 310, Bader cible les bombardiers pendant que les Spitfire du 19 Squadron tentent d'éliminer les Messerschmitt qui les escortent. "Quelques Spitfire et même les Hurricane ont été pris pendant la montée par les chasseurs allemands mais nos pertes ont été moindres que celles auxquelles on s'attendait", rapportera le pilote anglais. "On a détruit onze appareils mais c'était du vent". 
A bord de leurs Hurricane, les Polonais du 303 Squadron descendent également dix Dornier. "Je ne suis pas rentré satisfait de ce combat, même si j'avais abattu deux avions", commentera le sergent Stefan Wojtowicz. "Toute la banlieue Est de Londres brûlait. C'était une vision vraiment bouleversante".
Au total, 430 civils sont tués lors cette attaque et on relève plus de 1000 blessés. 

"Nous vivons un moment historique", exulte Göring"Après tous les raids sur Berlin de ces nuits dernières, le Führer a décidé d'ordonner des représailles monstres contre la capitale de l'Empire britannique. J'ai pris personnellement le commandemement des opérations, j'ai entendu le rugissement triomphant de nos escadres qui, pour la première fois, ont frappé l'ennemi au cœur".
Ces bombardements meurtriers sur Londres vont continuer les jours suivants, touchant à leur tour les quartiers chics de l'ouest et leurs grands magasins.
Au sud de la capitale, dans l'hôpital de Croydon où il soigne sa grave blessure au pied, Peter Towsend vit des instants pénibles : "Nous avions notre part des bombes, moins forte il est vrai. Immobilisé dans mon lit, incapable de marcher, je mourais de peur".
"Londres tiendra !", réplique pourtant la propagande britannique. Le Premier ministre Winston Churchill n'hésite pas à se montrer dans les quartiers dévastés, aux côtés des victimes et des secouristes, tout comme le roi George VI, son épouse et sa fille aînée, la future Elizabeth II.

Le palais royal de Buckingham est lui aussi endommagé par les bombes le 13 septembre.
Paradoxalement, en concentrant ses frappes sur Londres, la Luftwaffe offre un répit bienvenu aux aérodromes de la Royal Air Force. Celle-ci va remettre rapidement en état ses infrastructures et se refaire une santé. "C’était une absurdité et on le savait tous", pestera Adolf Galland. "La décision de bombarder Londres puis d'autres villes a peut-être été la plus grande erreur que Göring a faîte pendant cette guerre".
"C'est avec des larmes de rage et de consternation qu'à la veille de la victoire, j'ai vu la bataille décisive pour la suprématie s'arrêter net, parce qu'on lui préférera l'offensive contre Londres", se désolera le Generalmajor Theo Osterkamp, commandant des escadrons de chasse basés dans le Pas-de-Calais.

Selon Peter Townsend, qui rencontrera après la guerre plusieurs de ses anciens ennemis allemands, un écriteau est alors affiché au-dessus de la porte d'entrée du PC d'Osterkamp au cap Blanc-Nez : "Ne donnez d'ordres aux autres que s'ils ont envie de perdre la guerre". "Osterkamp, je ne veux plus voir ça !", ordonnera Göring, vexé, à cet ancien as de la Première Guerre Mondiale.
Hitler s'interroge lui aussi. Déjà accaparé par les préparatifs de sa future offensive sur l'Union soviétique, il hésite de plus en plus à lancer ses troupes à travers la Manche pour débarquer en Grande-Bretagne, d'autant que l'automne approche, avec des conditions météo qui vont se dégrader.

Le 13 septembre, Göring lui sort le grand jeu, assure que la Royal Air Force est aux abois et que le victoire n'est qu'une question de jours.
Mais l'entourage du dictateur n'est guère convaincu. "On ne croit pas que la seule Luftwaffe parviendra à vaincre l’Angleterre", écrit le lendemain, dans son journal personnel, le ministre de la Propagande, Joseph Goebbels. "L'état actuel de la guerre aérienne ne permet pas d'entreprendre l'Opération Seelöwe", constate également Eric Raeder, le chef de la Kriegsmarine, dans un rapport transmis à Hitler le 14 septembre.

Le chef suprême du Reich décide quand même d'appuyer Göring : "Les attaques contre Londres seront continuées ; les zones de bombardement, élargies", ordonne-t-il.

15 septembre 1940 : le combat décisif

Le dimanche 15 septembre, le chef de la Luftwaffe stationne son train Asia en gare de Boulogne-sur-Mer pour superviser un nouveau raid massif sur Londres qu'il espère décisif. Vers 9h, les premiers bombardiers allemands franchissent le pas de Calais mais cette fois, les chasseurs de la Royal Air Force les attendent en masse, déterminés, de l'autre côté de la Manche.

"La bataille commença et elle fit rage pendant trois bons quarts d'heure au-dessus du Kent et de Londres", décrit Douglas Bader qui conduit ce jour-là une formation de 60 appareils britanniques. "Une centaine de bombardiers fit irruption pour atteindre les quartiers Sud et Est de la capitale. Certains d'entre eux furent interceptés juste au-dessus du centre-ville alors que Big Ben sonnait les douze coups de midi. Le ciel au-dessus du sud-est de l'Angleterre était un champ de bataille colossal, de l'estuaire de la Tamise à Douvres, de Londres jusqu'à la côte". 
Un Dornier allemand, descendu par des Hurricane, s'écrase sur la gare de Victoria Station. Son pilote, Robert Zehbe, est parvenu à sauter en parachute sur le quartier de Kennington.

Il retombe près de The Oval, un célèbre terrain de cricket londonien, mais sa toile se coince dans des câbles. Suspendu au-dessus du sol, l'Allemand est lynché par une foule en colère, parmi lesquelles plusieurs femmes armées de tisonniers et de couteaux de cuisine. Exfiltré par des Home Guards - un groupe paramilitaire créé pour protéger le territoire britannique en cas d'invasion - il décèdera de ses blessures le lendemain. 
Aux commandes de son Messerchmitt Bf109, Adolf Galland est plongé dans ce chaos aérien. Son escadre, la JG26, soutient les raids de bombardiers de l'après-midi. Entre 15h30 et 16h, elle abat cinq appareils britanniques, dont deux Spitfire au-dessus de Londres. Mais elle doit rapidement rompre le combat en raison du manque de carburant.

"Beaucoup de pilotes atterrissaient le réservoir vide le long des plages françaises", se souviendra Galland.
Alors qu'Adolf Galland regagne sa base d'Audembert, les bombardiers allemands sont littéralement assaillis par 170 chasseurs britanniques.

"A l'heure du thé, cette marée offensive de l'ennemi avait été repoussée", commentera Douglas Bader. "Ce jour, le 15 septembre 1940, est devenu historique, c'est le Battle of Britain Day (commémoré chaque année depuis au Royaume-Uni NDR), parce que c'est le jour où le plus grand nombre d'ennemis a été abattu. A l'époque, on les estimait à 185. Après la guerre, il y a eu débat sur ces chiffres. Les registres allemands (ou ce qu'il en restait) ont été exhumés et le bilan a été revu à 56. Franchement, ceux comme nous qui étaient présents sont en désaccord catégorique avec cette acceptation bureaucratique de chiffres allemands qui ne sont pas fiables. Mon opinion, c'est que personne ne saura jamais, à moins de draguer toute la Manche et l'estuaire de la Tamise".
Il y a quand même une certitude : cette offensive est un nouveau fiasco pour Göring qui est immédiatement convoqué par Hitler en Allemagne. Deux jours plus tard, le Führer décide de reporter l'Opération Seelöwe "à une date ultérieure". Le débarquement allemand en Grande-Bretagne n'aura en fait jamais lieu. 
"Nous pouvons attendre l'issue de cette longue bataille aérienne avec une confiance raisonnable, mais grandissante", déclare Churchill, le 17 septembre, devant le Parlement britannique. "Si nous pouvons tenir jusqu’en novembre, nous aurons gagné la guerre", avait pronostiqué dès la mi-juin, Sir John Colville, l'un de ses proches collaborateurs.

Les combats vont se poursuivre encore plusieurs semaines. Le Royaume-Uni estime officiellement avoir remporté la Bataille d'Angleterre le 31 octobre 1940, même si le Blitz durera jusqu'au printemps avec des raids nocturnes meurtriers sur Londres, mais aussi d'autres villes comme Coventry, Plymouth, Birmingham ou Liverpool.
Entre le 7 septembre 1940 et le 21 mai 1941, 43 000 civils britanniques mourront ainsi sous les bombes allemandes.
La Bataille d'Angleterre est la première défaite de l'Allemagne nazie dans cette Seconde Guerre Mondiale. Elle va contraindre le Reich à poursuivre les combats sur deux fronts, à l'Ouest et bientôt aussi à l'Est face aux Soviétiques. Le bilan pour la Luftwaffe est désastreux : 2500 aviateurs ont été tués ou sont portés disparus, près d'un millier ont été capturés et plus de 700 ont été blessés.
L'aviation allemande a également perdu 2000 appareils.
De son côté la Royal Air Force compte un peu plus de 1500 morts dans ses rangs et plus de 1700 appareils detruits.     

Dans la "zone interdite" du Nord Pas-de-Calais, les habitants ont suivi de loin cette bataille toute proche, en scrutant le ciel. "Lorsque les gens voient passer les avions allemands, ils les comptent", écrivait, le 6 août 1940, Denise Delmas-Decreuse, institutrice à Bailleul. "Ils les comptent quand ils reviennent d'Angleterre et ils peuvent s'apercevoir que leur nombre a bien diminué, parfois de moitié ; mais malgré tout, chaque jour, d'autres repartent. Quelle guerre épouvantable !"

"Il paraît que sur 64 avions partis des Bruyères (aéorodrome de Saint-Omer Wizernes), seulement 18 sont revenus à leur base", indiquait Pierre Corvisier, un jeune Audomarois, dans son journal, le 2 octobre. 

"Nous voyons partir jour après jour des bombardiers vers Londres", se rappellera également Edgar d'Hallendre, qui vivait alors à La Madeleine, près de Lille. "Des informations nous sont données par les journaux régionaux mais qui reflètent exactement celles des Allemands". Et l'occupant fait confisquer les postes de radio pour empêcher d'écouter la BBC britannique.
 

Edgar d'Hallendre a 18 ans quand se termine la Bataille d'Angleterre. Avec ses parents, il entrera bientôt en résistance et sera en contact notamment avec le réseau "Pat O'Leary" chargé de porter assistance aux pilotes de la Royal Air Force tombés dans la région (des exfiltrations commenceront en mai 1941). Une activité très risquée, puisque dès l'été 1940, les Allemands ont imposé une législation spécifique au Nord Pas-de-Calais : "Seront punis de mort ou de travaux forcés ceux qui hébergeront, cacheront, aideront tout militaire ennemi", dit une ordonnance du 24 août promulguée par le général Heinrich Niehoff qui administre les deux départements.

Quatre mois plus tard, à Lille, des graffitis se moqueront des déconvenues de la Luftwaffe : "Un Allemand, c'est un cochon, né en Allemagne, engraissé en France, salé dans la Manche et découpé en Angleterre", pourra-t-on lire sur les murs de la rue Gambetta.  

Le Nord Pas-de-Calais restera une ligne de front aérien, une zone de violents combats entre avions alliés et allemands, jusqu'à l'automne 1944.

► Rendez-vous demain pour un nouvel épisode de cette série consacrée aux 80 ans de la Bataille d'Angleterre. Nous nous pencherons sur l'organisation à Dunkerque, Boulogne, Calais et Gravelines de l'Opération Seelöwe, projet allemand de débarquement en Angleterre. 
 
SOURCES

► Livres : 
  • Peter Townsend Un Duel d'Aigles
  • Richard Hillary Le Dernier Ennemi
  • Douglas Bader Fight for the Sky
  • Colin D.Heaton et Anne-Marie Lewis The German Aces Speak
  • Jérôme de Lespinois La Bataille d'Angleterre
  • François Bedarida La Bataille d'Angleterre
  • Brian Cull Battle for the Channel - The first month of the Battle of Britain 10 July -10 August 1940
  • Christer Bergström Battle of Britain : An Epic Conflict Revisited
  • Donald Caldwell JG26 Luftwaffe Fighter Wing War Diary - volume one : 1939-42
  • Robert Gretzyngier Poles in Defence of Britain: A Day-by-day Chronology of Polish Day and Night Fighter Pilot Operations: July 1940-July 1941
  • Yves Le Maner (sous la direction), Sebastian Cox, Jocelyn Leclercq, René Lesage Tombés du Ciel - Les aviateurs abattus au-dessus du Nord Pas-de-Calais (1940-1944)
  • Peter Schenk Operation Sealion - The Invasion of England 1940
  • Nicolaus von Below A la droite d'Hitler - Mémoires 1937-1945
  • Laurent Thiery La répression allemande dans le Nord de la France 1940-1944
  • Denise Delmas-Decreus Journal de guerre d'une institutrice du Nord 1939-1945 à Dunkerque, Arras, Bailleul, Hazebrouck
  • Robert Vandenbussche (sous la direction), Jean-François Condette L'engagement dans la Résistance (France du Nord - Belgique)
  • Serge Blanckaert Dunkerque, 1939-1945
  • Stephen A.Bourque Au-delà des plages - La guerre des Alliés contre la France
  • Andrew Knapp Les Français sous les bombes alliées, 1940-1945
Articles :
  • Etienne Dejonghe, Être "occupant" dans le Nord (vie militaire, culture, loisirs, propagande) - Revue du Nord, octobre-décembre 1983.
  • Edgar d'Hallendre, Une famille du Nord dans la Résistance - Revue du Nord, juillet-septembre 1994.
  • Berna Günen, La première défaite de la propagande nationale-socialiste : la Bataille d'Angleterre - Guerres mondiales et conflits contemporains, 2008
► Sites internet : A visiter :
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